CHAPITRE X

 

 

 

 

Les antlis récupèrent rapidement et la descente de la vallée s’est faite dans de bonnes conditions. Les petites malles contenant les combinaisons sont attachées sur deux bêtes de bât.

J’ai eu tout le temps de réfléchir pendant ces heures de nuit, d’imaginer les différentes réactions possibles des Loys et la parade à y opposer. Je pense que je suis prêt. C’est un coup de poker comme on en a souvent joué. Mais l’enjeu n’a jamais eu cette importance…

Au petit jour, on pénètre dans un gros bourg où passe une ligne télégraphique. Je sais qu’elle continue ensuite le long d’un affluent de je ne sais plus quel grand fleuve. Peu importe. C’est une sécurité ultime dont j’espère qu’on n’aura pas besoin.

Le bureau du télégraphe est à l’entrée de l’agglomération. Je suis les fils des yeux et trouve ce que je cherche. Le coin d’une sorte de grange à foin supporte les fils avant leur éloignement vers un premier poteau.

Je me dirige vers le baraquement et descends d’antli. Tout est calme. C’est le petit matin et les gens dorment encore.

— Salvo, Belem, vous portez une malle dans le grenier là-haut, je fais en désignant l’angle voisin des fils.

— Tu m’expliques ou je dois comprendre tout seul ? fait Giuse mi-figue mi-raisin.

— Tu m’as souvent fait confiance, hein ?… Eh bien, on va faire tapis. On gagne ou on perd tout…

Son regard ne me lâche pas.

— On gagne… ce qu’on avait ?

— Non… de toute façon les choses ont trop évolué. Il faut lâcher du lest, rien ne sera plus comme avant. Mais en jouant serré…

Il ne répond pas mais sourit légèrement. On grimpe une échelle aux larges barreaux pour aboutir à un grenier à fourrage. Une petite fenêtre donne à proximité des fils de télégraphe isolés sur un support de porcelaine ou un truc dans ce genre.

— Salvo, tu fais un branchement antenne.

Pendant qu’il s’affaire, je réfléchis à la façon dont je vais tourner mon premier appel. Autoritaire ou gentil garçon ?

— Ah, une dernière chose pour vous, les gars. Certains d’entre vous relaieront ma voix dans une circonstance ou une autre. La mienne ou celle de Giuse d’ailleurs. Ne transformez absolument pas la vôtre pour restituer ce que vous recevrez. Vous ferez mine d’écouter et vous parlerez en toute circonstance avec votre voix à vous. O.K. ?

Ils hochent la tête. Jusqu’ici, quand on pouvait les utiliser comme relais, ils reproduisaient la voix de l’interlocuteur. Je me souviens d’étonnements en entendant la voix de Giuse sortant de la bouche de Lou, par exemple. Et je ne veux pas de ça.

— À partir de maintenant on parle entre nous en langue terrienne, je reprends. Voilà… mon but est de monter avec l’un de vous dans leur engin. Si on y arrive, celui d’entre vous qui m’accompagnera devra trouver le moyen d’émettre vers HI quelques signaux-code que je lui indiquerai avant de partir… En principe, j’essaierai bien de les envoyer moi-même mais si j’en étais empêché il faudrait le faire.

— Dis donc, c’est ton testament ou quoi, ton truc ? J’aime pas trop cette conversation, dit Giuse pas content.

— Allons, vieux, ne te fâche pas. Tu me connais, je veux seulement tout prévoir parce que même comme ça il y a toujours de l’imprévu !…

— … Bon, on y va, Salvo ?

Le fil relais avec le télégraphe est entre ses doigts et il hoche la tête.

— Les Vahussis émettent en ce moment ?

— Pas gênant, répond le grand androïde en souriant.

— O.K., silence tout le monde…

Je me concentre pour trouver le ton juste. Alors, autoritaire ou quoi ?… Non, bien plus simple, ma voix à moi, habituelle. Et je commence tranquillement en loy, avec un calme qui vient soudain de m’envahir comme si l’enjeu n’existait plus.

— Je m’adresse au commandant loy. Je suis Cal de Ter, le chef du détachement que vous bloquez sur Oma 4 du système Omaru… Je sais ce que vous cherchez. Mathématiquement vous n’avez strictement aucune chance de le trouver… Je suis prêt à parler avec vous, à vous envoyer l’un de mes officiers. J’attends votre réponse.

Giuse a l’œil rond. Je fais signe à Salvo de rester à l’écoute, mais de ne pas émettre. Il me répond d’un signe de tête.

Je vais à la fenêtre, mesurant de l’œil la distance qui nous sépare de la petite rivière qui coule plus loin… Un peu plus de 100 mètres… Le temps de s’habiller et de foncer vers l’eau, ce serait juste !

— Tu crois qu’il va répondre à ton bluff ? demande Giuse sceptique.

Je pose une main sur son épaule.

— Mais je ne bluffais pas, je fais doucement. Et si ce commandant est assez astucieux, ce que je souhaite, il le comprendra sans que je lui en donne la preuve.

— Tu… sais ?

— Oh, il n’y a pas grand mérite à ça. C’est le hasard qui m’a aidé. Ils cherchent quelque chose laissé en dépôt… ou en mémoire secrète dans les banques de HI, je ne sais pas au juste.

— Merde… Voilà un truc auquel j’avais jamais pensé. Leur technologie a tellement progressé que je n’aurais jamais cru qu’ils pourraient s’intéresser à ce qui doit passer pour une antiquité à leurs yeux.

Siz claque les doigts pour attirer notre attention vers la fenêtre. On se précipite pour voir passer à haute altitude un engin qui laisse une traînée de condensation vers le nord.

— Ils suivent la ligne télégraphique, fait Siz. Normal, ils essaient de repérer l’émetteur. Mais ce sera impossible. Toute la ligne, et celles qui lui sont reliées, émettent !

Dix minutes s’écoulent. Un peu long. Leur chef aurait déjà dû prendre sa décision. Ou bien c’est un type qui a des ordres stricts ou il manque d’imagination. Dans les deux cas c’est une indication pour moi.

— Cal !

Le ton de Salvo m’amène près de lui. Son visage est concentré et je vois bientôt… des gouttes de sueur apparaître sur son front !

Fantastique. Il doit subir une pression, les Loys tâtonnent peut-être pour envoyer des signaux corrects… et il est tellement conditionné qu’il réagit en « humain », montrant combien il souffre ! Une nouvelle fois je m’aperçois qu’on a été dépassés par nos créations. Salvo et les autres androïdes ne sont plus des machines hyperperfectionnées, ils sont devenus autre chose, à mi-chemin entre l’homme et la machine. Mais plus près de quoi ?

— « Le commandant Kaï, chef de mission, accepte de vous recevoir. Voulez-vous donner une précision sur l’objet de nos recherches ? »

Ça y est, le contact est établi ! Bon Dieu, mon cœur fait des bonds… Il faut que je me reprenne avant de répondre… Je respire profondément à plusieurs reprises.

Je fais un signe à Salvo qui ferme à demi les yeux pour me montrer qu’il est prêt. Je commence, maîtrisant ma voix :

— La base-relais et ce qu’elle contenait, évidemment.

Un long silence. Puis le Loy reprend :

— « Comment comptez-vous organiser cette entrevue ? Vous n’avez plus d’engins de liaison. »

— L’un de mes officiers va monter dans l’atmosphère en anti-g et vous le ramasserez avec votre appareil.

— « Pourquoi ne venez-vous pas vous-même ? »

Je ris très fort pour que le Loy entende.

— Je ne suis pas naïf. Il faut d’abord s’entendre.

— « Vous ignorez si nous ne pouvons pas faire parler votre officier. »

— Vous ne pourrez pas. Et s’il devait craquer, il se suiciderait comme nous avons tous été entraînés à le faire en cas d’échec total.

— « Pourquoi ne l’avez-vous pas fait encore, dans ce cas ? »

Je suis sûr, maintenant, qu’ils utilisent un cerveau-ordinateur pour lancer leurs questions. Elles commencent souvent par « pourquoi ». Un manque d’imagination très « technique ».

— Vous devriez connaître la réponse, je poursuis, tranquillement, parce qu’il n’y avait encore aucun échec total. Tout au plus une péripétie.

Là, je pousse un peu mais je veux intriguer cet ordinateur. Ça doit crépiter sec là-haut dans leur poste de commandement. Je les imagine se creusant le crâne devant les conclusions de l’ordinateur.

— « Votre officier aura-t-il tout pouvoir pour négocier ? »

C’est là que je les attendais. La surprise du chef.

— Nous sommes tous équipés d’un émetteur-récepteur implanté dans le crâne. En réalité, je parlerai avec vous et recevrai les observations de mon officier.

Je m’arrête un instant avant de reprendre :

— Ce n’est que lorsque je saurai que vous êtes sincères, que vous ne nous tendez pas de piège, que j’accepterai de venir en personne à votre bord.

Ça, c’est la seconde partie de mon plan, la plus délicate, et je veux y aller doucement.

Mais l’ordinateur ne doit pas voir de danger car la réponse arrive très vite :

— « Nous attendons votre représentant. »

— Vous le repérerez facilement, je lance avec un brin d’humour… Mais ne soyez pas tentés de le supprimer, sans nous vous ne reverriez jamais la base… Le succès de votre mission dépend du respect de votre parole donnée.

— « Qu’il vienne ! »

Là ce n’était plus l’ordinateur. La voix a changé. Je suis sûr que c’était le véritable commandant de mission ! Ça va. Je fais signe à Salvo de couper. Il lâche le fil.

— Au poil, je fais.

— Ah bon, t’es content ? Alors nous aussi.

Plutôt en rogne, Giuse. Je fais mine de ne rien voir.

— Salvo, ça va être à toi de jouer. Dis-moi d’abord ce que tu penses de leur émetteur ?

— Il est surpuissant, la vache, il fait en grimaçant ; regarde.

Ses doigts sont brûlés ! Bon Dieu…

— Alors tu ne peux pas y aller, je fais très vite. Des marques de ce genre attireraient leur attention… Belem, tu peux imiter sa voix parfaitement ?

— Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ?

Exactement celle de Salvo. O.K.

— Bon. Tu emmènes une malle et tu plonges dans la rivière. Tu t’habilles au fond en laissant l’autre combine dans la malle fermée. Puis tu fais une cinquantaine de kilomètres et tu grimpes dans un coin où il n’y a pas trop de témoins éventuels. Ça marche ?

Il incline sa tête lugubre et je me dis que sa présence sera, psychologiquement, encore meilleure que si Salvo avait été là-bas.

— Bon, maintenant écoute. À bord, tu ne veux parler qu’au chef de mission dont tu as entendu la voix tout à l’heure à la fin. Tu prétends avoir des difficultés à émettre vers nous et tu demandes d’abord une liaison sol avec leur appareil en parlant de mauvais réglage. C’est là que ça se jouera. Dans la phrase que tu m’enverras demandant un réglage tu diras : « Juillet-folie-belle ». Tu te souviendras ?

— Oui, bien sûr.

Il a l’air excédé et j’ai envie de sourire.

— Ensuite tu prétendras que notre liaison est rétablie. Et la conversation commencera. Prends soin de laisser des blancs pour mimer la réception de ma réponse. Et décris ce que tu vois. Mais surtout ne commence à discuter que lorsque tu seras en présence physique de leur chef. À mon avis, il n’est pas dans la tulipe qu’on a vue mais dans l’engin mère qui doit orbiter très haut. Et c’est exactement ce que je veux.

Il incline sa tête de type à qui on vient d’apprendre la disparition de toute sa famille et saisit la malle, puis il commence à descendre l’échelle.

Par la fenêtre, on le voit aller à la rivière et s’y enfoncer.

— Tout mon plan repose sur le fait que les Loys n’ont jamais voulu construire des androïdes à leur image. J’espère qu’ils ne penseront jamais que nous l’avons fait, je lâche à l’intention de Giuse qui vient de venir à côté de moi.

Il grogne vaguement.

— Je suppose qu’ils vont tenter de l’influencer par je ne sais quel procédé. Ça ne marchera pas, mais espérons qu’il n’y aura pas de perturbations électroniques…

On recule pour aller s’asseoir dans un coin sur du foin. Et le temps passe. L’impression qu’il se traîne terriblement.

Dix fois, je suis persuadé qu’ils ont grillé Belem quand sa voix retentit par la bouche de Salvo :

— On vient de me recueillir à bord d’une tulipe, Cal. Je suis un couloir… Voilà une petite salle avec deux hommes. Grands, minces, plus encore que les Vahussis. Ce sont bien des Loys.

J’entends une autre voix qui le coupe :

— Taisez-vous, vous ne répondrez qu’aux questions que l’on vous posera.

Pas question de démarrer comme ça. Il faut imposer un minimum de respect dès le début.

— Belem, dis-leur sèchement que tu veux parler au chef de mission et à lui seul.

Je l’entends répéter ma phrase.

— Je suis celui avec qui vous devez traiter, renvoie l’autre sèchement.

— Vous mentez, votre voix est différente. Je veux voir le chef de mission et ne parlerai plus jusque-là. Vous avez tort d’avoir peur, vous avez vu que je ne porte pas d’arme et un attentat contre lui serait absurde.

— Vous n’avez rien à exiger, gueule l’autre, où sont vos amis ? Combien sont-ils ? Où avez-vous dissimulé la base-relais ?

— Voilà, je croise les bras et ne bougerai plus tant que je ne serai pas en présence de votre chef, dit Belem sans que je ne lui aie rien transmis.

Bien. Il est dans le rôle.

Un bruit sec.

— Espèce de…

— La violence n’est jamais qu’un aveu d’impuissance et indique souvent les limites d’une intelligence ! fait Belem là-haut. Les limites et aussi l’urgence et la gravité d’une situation. Vos ancêtres n’auraient jamais agi avec autant d’imbécillité. Vous feriez mieux de prévenir votre chef. Lui au moins a un cerveau et il ne sera pas content.

Tout ça est de Belem et il se débrouille merveilleusement. C’est le silence, maintenant. Comme Belem a dit qu’il ne parlerait plus, je ne peux pas savoir ce qui se passe et je suis tendu.

Plusieurs minutes se passent puis la voix de l’autre retentit :

— On va vous conduire à notre sil.

Qu’est-ce que c’est que ça ? L’engin mère ou le titre de leur chef ? Impossible de savoir.

— Belem, je fais, tâche de me tenir au courant comme tu le pourras.

Il se racle la gorge en signe de compréhension. L’attente commence. Presque aussitôt interrompue.

— Vous venez de remettre votre engin en marche, fait Belem sévère, où me conduisez-vous ?

— Vous vouliez voir notre chef, n’est-ce pas ? Nous y allons.

— Est-ce que ce sera long ?

— Vous le verrez bien.

— Je sens une accélération et le plancher trépide sous mes pieds, n’essayez pas de me tromper, mon chef a tout prévu, y compris la destruction de la base au besoin. Nous n’avons plus rien à perdre, ne l’oubliez pas. Vous ne savez rien de nous et de notre mentalité.

Fantastique, Belem ! Je ne lui ai rien soufflé et il est parfait.

— Quand nos dijars accélèrent, on ne sent aucune trépidation sous les pieds, murmure Lou à côté de moi.

Alors ça veut dire…

— Tu penses qu’ils vont beaucoup plus vite que nous… ou que leur système de compensation est moins poussé ?

— Ils ont l’air d’être bâtis comme n… comme vous. Je penche plutôt pour une terrible accélération. Peut-être pour impressionner Belem.

Bon Dieu, il a failli dire « comme nous »… Alors dans sa tête il s’identifie à… nous ? Mais qui sont mes androïdes, aujourd’hui ? Il a dû penser à mon trouble parce qu’il me sourit et pose une main sur mon bras. Je secoue la tête en croisant le regard de Giuse effaré.

— Je dois dire à mon chef ce qui se passe, fait soudain la voix de Belem, enfin celle de Salvo imité par Belem.

— Dites-lui que nous sommes en route, renvoie l’autre à contrecœur.

— Cela, il s’en doute. Mais dans combien de temps pourrai-je parler avec votre chef ? Vous savez très bien comment nous échappons à vos recherches : dans l’eau. Il est très inconfortable d’y rester des heures sans bouger.

Bravo, génial, mon petit Belem !

— Dites-lui… que nous serons sur place dans deux heures environ.

Cette fois je jubile. Plus ils seront loin… Mais le temps va être long.

Une demi-heure plus tard, Siz nous appelle, à la lucarne où il veille.

Un petit groupe de soldats vient d’entrer dans le village… Et merde ! Si quelqu’un nous a repérés… Et si on va à la rivière, impossible de se brancher à la ligne télégraphique et notre point d’émission sera localisé.

Pendant trois quarts d’heure, on surveille les cavaliers qui discutent avec des villageois. Ils ont bel et bien l’air d’être en mission.

— Préparez vos armes, je fais à voix basse. Au besoin il faudra tenir pendant la conversation avec leur chef. Lou et Siz, passez-nous nos combines dès que je vous en donnerai l’ordre. Il faudra aller très vite pour gagner la rivière.

— Beaucoup de témoins, dit Giuse en grimaçant.

— Oui, mais tu vois une autre solution ?

Il secoue la tête.

— Ça risque d’attirer l’armée dans ce coin…

Je comprends qu’il pense au convoi dans la montagne. J’y ai songé aussi.

— Ripou nous entend.

Peux pas faire d’autre réponse. Il a entendu notre conversation avec la tulipe mais c’est tout…

— Ils viennent par là, avertit Siz.

— Planquez-vous tous, je fais en montrant le foin. On s’enfonce dans les tas d’herbe séchée. J’écarte juste ce qu’il faut de brin pour voir la pièce.

Des pas sur les barreaux de l’échelle. J’ai le temps d’apercevoir une tête et l’extrémité d’un fusil, avant de laisser retomber doucement le foin devant mes yeux.

Deux personnes sont montées d’après les bruits de pas.

— Personne ici, dit bientôt une voix, fatiguée.

— On fouille le foin ?

— … Y en a beaucoup, non ?

Pas enthousiaste, le copain, et je le félicite.

— Il faut bien… enfin un peu.

Merde !

Les pas se dirigent vers la gauche… C’est là que se trouve Salvo…

Quelque chose bouge imperceptiblement contre moi. Je me raidi et songe presque aussitôt que c’est Lou. Ses lèvres se posent sur mon oreille droite.

— Belem appelle, il souffle.

Vacherie de vacherie ! Impossible de répondre en phonie et des signaux électroniques seraient perçus. Les Loys comprendraient que Belem n’est pas un humain… Je ne sais plus que faire. C’est trop con ! On n’aurait pas pu avoir un peu de chance, non ?

Tant pis, foutu pour foutu… Je me tourne vers Lou.

— Désintègre-les ! Fais vite.

Il se redresse en une fraction de seconde, me découvrant par la même occasion. Son bras droit s’élève à l’horizontale, tendu vers deux pauvres types qui vont disparaître pour la seule raison qu’ils se sont trouvés au mauvais endroit au mauvais moment…

Un éclair bleu et cette odeur d’ozone… La température monte tout de suite et me donne une idée.

Les deux cavaliers ont purement et simplement disparu…

— Prenez la malle, je lance. On passe par-derrière pour gagner la rivière. Salvo, tu foutras le feu ici, mais d’abord envoie… Non, qu’a dit Belem ?

Je parle à voix haute, tant pis s’il y a du monde en dessous. Je me fous de tout maintenant.

— Il est à bord du sil. On vient de le mettre en présence du chef de mission. Il gagne du temps en disant qu’il ne peut plus établir la liaison avec nous et a demandé l’aide de leur installation de transmission.

— Très bien. Dis-lui en modulant faiblement qu’on le reçoit mal et qu’on se demande s’il s’agit de notre installation ou d’une distance importante.

— Pas la peine de moduler, ils sont vraiment très loin.

Il saisit le fil d’antenne et envoie le message. Giuse, à la lucarne observe dehors.

— Le chef de mission m’autorise à utiliser l’antenne du vaisseau, dit soudain Belem.

— Cal, des soldats s’amènent.

Je serre les poings de colère. Bon Dieu de…

— Tous en bas ; Siz, ouvre un passage dans la paroi arrière de la grange et foutez le feu partout… Salvo, émet : « Nous appellerons dans une demi-heure. » Allez, on fonce.

Salvo tire sèchement sur le fil-contact qui vient tout seul, libérant le télégraphe.

L’échelle… personne en bas. Giuse tient un pistolet récupéré après la bagarre du convoi et surveille l’extérieur près de l’ouverture béante dans la paroi.

Salvo et Lou sautent directement du grenier qui se met brutalement à flamber. Vite, vite, il faut faire très vite… Belem est seul devant un type certainement intelligent et il ne sait pas où je voulais en venir…

Coudes au corps, on fonce, vers la rivière. Salvo et Lou portent la malle tandis que Siz assure notre protection et nous guide. Une ruelle qu’on enfile sans ralentir… Le bruit de notre course résonne…

Alors on y arrive, oui ?… Des cris s’élèvent derrière nous… Je ne sais pas si on nous poursuit ou si c’est l’incendie qui provoque un affolement. Siz se retourne fréquemment mais ne réagit pas.

La voilà ! Salvo et Lou ne ralentissent pas, sautant à l’eau avec la malle, le tout dans une grande gerbe de flotte et un bruit révélateur. Il leur faut vingt secondes pour ouvrir la malle et sortir les combines. Espérons qu’on réussira à les enfiler sous l’eau avec la seule réserve d’air de nos poumons…

Les yeux à demi fermés, je me suroxygène en respirant lentement et profondément… Une tête apparaît, Salvo qui nous fait signe d’y aller. Giuse plonge le premier et je suis.

Deux mains me saisissent les chevilles et m’attirent tout de suite au fond… Je sens mes bottes s’arracher et mes pieds trouvent le contact de la combinaison ouverte. Je vais être enfermé dans un truc plein de flotte. J’en frissonne à l’avance ! Mes poumons commencent à être dangereusement vides… les manches. Un claquement, la base du casque vient de se mettre en place sèchement… la visière maintenant. Une nuée de bulles apparaissent devant mes yeux et l’eau s’évacue. Doit y avoir un sas de sécurité. Connaissais pas !

Giuse est équipé et vient coller son casque contre le mien, me montrant la surface, en haut. Des trucs fusent. Je comprends soudain qu’on nous tire dessus… Les salopards !

— Il faut récupérer l’autre malle et la dernière combine, crie Giuse, dans son casque.

Il a raison. Belem en a pris une tout à l’heure mais il doit en rester encore une puisque les deux dernières ont été piquées par nos voleurs, dans le train. Mon Dieu, que ça paraît loin…

— Salvo s’en occupe et nous rejoindra, reprend Giuse, nous on file, O.K. ?

Je lève le pouce et on met en marche nos anti-g. Rasant le fond, on fonce aussi vite que possible, descendant le courant. Je craignais un peu l’apparition d’une tulipe avec l’utilisation des désintégrants, là-bas. Mais on a dû aller trop vite pour qu’elle arrive à temps puisque celle qui patrouillait ce secteur a récupéré Belem. Qu’on soit fait prisonniers et tout était foutu. On se retrouvait en position d’infériorité.

Au bout d’une dizaine de kilomètres, je saisis le bras de Lou et lui montre la surface. Il ne porte pas de combine et peut remonter à l’air libre pour voir si le télégraphe est assez proche pour faire un branchement.

Il réapparaît trois secondes plus tard et secoue la tête, montrant l’avant. On repart pendant trois cents mètres et cette fois il va dérouler le fil-contact. On approche de la rive. Salvo a enfilé la dernière combine puisqu’il va continuer à émettre, nous servant de relai.

Voilà Lou… Il enroule le fil autour du poignet de Salvo qui isole l’extrémité sous sa visière un instant relevée. Puis il vide la flotte et approche son casque du mien. Giuse s’amène également et on recommence un congrès de scaphandriers…

— Cal appelle le lieutenant Belem.

La réponse arrive immédiatement, terriblement puissante, au point que je grimace. Et le son doit franchir nos casques… Quelle fantastique émission. J’ai mal aux oreilles mais suis ravi.

— Je vous reçois mieux. Je suis en présence du chef de mission loy. Nous nous trouvons dans l’espace, hors du système JUILLET, que les Loys appellent OMARU. C’est une FOLIE d’être aussi loin mais Vaha, vue d’ici, est très BELLE.

Ça y est ! Il a dit les mots-code, il a réussi et je bourre les côtes de Giuse… Fantastique. Quoi qu’il arrive maintenant on a une monnaie d’échange. J’essaie de me calmer.

— Belem, dis au chef loy… ou plutôt demande-lui ses intentions.

J’entends la réponse directement. Le type a une voix calme qui me met tout de suite sur mes gardes.

— Je veux récupérer la base-relais, c’est évident.

— Nous l’occupons depuis des millénaires après la disparition des vôtres. Pourquoi ce retour ?

— Ceci ne regarde que le gouvernement loy.

— Les lois coutumières de vos ancêtres prévoyaient que dans un cas semblable les installations appartenaient à ceux qui pouvaient en prendre le contrôle.

L’autre se fait un brin plus sec.

— Ce n’est plus notre avis.

— Ne dites pas que vous avez besoin de cette base. Pour vous, elle est totalement dépassée et vous auriez intérêt à en construire une nouvelle.

— Tout cela ne vous concerne pas. Vous avez volé une base loy, vous devez la rendre.

Moi aussi, je serre un peu ma position.

— La base ne se trouve plus sur O. Sans moi, vous ne la trouverez jamais. Je ne suis pas hostile à un accord, mais à condition qu’il s’agisse vraiment d’un accord. Je suis prêt à en discuter directement avec vous.

Là, c’est un quitte ou double. Et encore il ignore à quel point on est bloqués au fond de cette putain de rivière…

— Où se trouve-t-elle ? Et dans quel état ?

Là, il s’est fait aider de son cerveau-ordinateur !

— La base est en parfait état. Ses réserves sont convenables. Mais ne croyez pas que je vais vous donner sa position sans avoir d’abord négocié.

Pas question d’avouer qu’en réalité le satellite naturel où elle est installée regorge de minerai presque à l’état pur et qu’elle n’a jamais été aussi riche de possibilités… Ça, c’était notre trouvaille.

— J’accepte de vous recevoir, fait enfin le gars.

Je réfléchis rapidement. De toute façon, il fallait en arriver là.

— Je vais monter en anti-g, comme mon officier, avec mon assistant. Le reste de mon État-Major reste au sol d’où il peut intervenir d’une seule manière, sur la base. Il ne peut pas la faire nous secourir, mais un message codé peut la détruire totalement… S’il nous arrive quoi que ce soit, nous perdrons la vie mais vous n’aurez jamais la base.

J’ai terminé sèchement et fait signe à Salvo de couper.

— Tu vas vraiment y aller ? demanda Giuse derrière son casque.

— Pas moyen de l’éviter. Je pars avec Lou. Toi tu retournes au convoi et s’il m’arrive…

— Pas question, il fait, mauvais. On ne s’est jamais quittés et surtout pas dans des moments comme ça. Je viens, un point c’est tout.

Rien à dire. J’aurais fait la même chose. Et je suis content qu’il vienne.

— Seulement j’aurai besoin d’être un minimum au courant, il fait. Jusqu’ici c’est toi qui as mené les choses et je ne connais pas tes atouts. Parce que tu en as, hein ?

Je souris derrière ma visière. C’est vrai que je suis un type méfiant, trop peut-être. Il y a bien longtemps que j’ai donné des instructions codées à HI, le grand ordinateur de la base. Et dans la mesure où il s’agit d’une banque injectée directement, en manuel, dans son réseau, il y obéit forcément. Quel que soit son conditionnement antérieur.

Quand on a découvert et ramené à la vie la Folle[8] et que j’ai décidé une nouvelle fois de déménager la base, on a choisi ce satellite bourré de minerai qu’on a placé en orbite dans un autre système. Voisin d’accord mais un autre ! Et pour l’amener là il a bien fallu faire bouger ce sacré satellite. L’affaire de puits dans son sol et de réactions nucléaires contrôlées. Rien de bien sorcier.

Les mots-code qu’a prononcés Belem tout à l’heure donnaient l’ordre de mise à feu des puits, une nouvelle fois, mais en accélération maximale continue en direction d’un nouveau système vers la périphérie de la galaxie. Et aussitôt après les puits ont été détruits… Ce qui veut dire qu’on ne peut plus contrôler le satellite avant un bon bout de temps. Sa trajectoire a été calculée pour ricocher sur le système visé et partir vers les confins.

Elle est donc en train de s’éloigner de la Folle, ce qui était primordial. Je voulais absolument en garder l’existence secrète. C’est notre planète, le dernier refuge…

Voilà ce que j’explique à Giuse.

— C’est une sacrée bonne idée, il fait… mais tu veux la rejoindre comment ? À la nage ?

— Le dernier mot donnait l’ordre de faire décoller un engin qui se planque jusqu’à ce qu’il reçoive l’ordre de nous rejoindre en automatique bien sûr.

— Et on le prévient avec quoi ?

— Tous les six mois il enverra une micro-sonde dans chaque système.

Cette fois, mon vieux pote paraît se détendre.

— Alors on pourra… gagner la Bleue ?

Ça, c’est l’autre nom de la Folle. Dépend de l’humeur.

— Si on peut rouler ces putains de Loys, oui.

— Alors, crois-moi, je vais y mettre le paquet. Bon… Siz, tu retournes au convoi avec Salvo et tu protèges Tava, quoi qu’il arrive. Lou idem pour Kori, même si ce couillon de Cal ne te l’a pas ordonné. Et vous attendez de nos nouvelles bien sagement. Nous on grimpe.